mercredi 11 novembre 2015

Louis Sclavis Jazzdor Ensemble : Traits de lumière #1



La transmission dans le domaine du jazz semble chose essentielle, et Louis Sclavis, le célèbre clarinettiste français en a bien conscience. Inutile de le lui rappeler quand il accepte généreusement de participer à un échange avec deux classes de 3e du Collège Galilée à Lingolsheim, dans une opération conjointe menée par le centre socio-culturel L’Albatros qui se déroule en quatre temps : une rencontre avec les élèves au Collège le 4 novembre en présence de leurs professeurs, un instant de répétition en présence des élèves à la Cité de la Musique et de la Danse le 6, la balance avant le concert et le concert lui-même le 7.

6.11.2015, 15h – Répétitions à la Cité de la Musique et de la Danse

Préférant ne pas venir troubler l’échange initial, nous avons rejoint les joyeusetés au moment des répétitions, la veille du concert. À croiser les collégiens, en rang à l’extérieur, avant de rejoindre la salle 20 où se déroulaient les répétitions, on sentait de la fierté et surtout un brin d’excitation chez les gamins, d’autant plus que la télévision se joignait au groupe pour un reportage. « Tu vas passer à la télé », dit un garçonnet à l’un de ses camarades. Lequel esquive comme si cela n’avait pas trop d’importance, alors qu’on le sent naturellement ravi d'une telle perspective.

À l’intérieur de la salle, les musiciens sont en place, Louis Sclavis ajuste le micro pour sa clarinette basse, Benjamin Moussay déambule avec des plateformes shoes dignes de Bryan Ferry et Roxy Music en 1972, Sarah Murcia à la contrebasse, Christophe Lavergne à la batterie et Dominique Pifarély au violon font comme si de rien n’était alors que tout le monde s’affaire pour placer les 70 chaises prêtes à accueillir les élèves. « On va leur demander de rentrer aux mômes, non ?, s’enquiert Sclavis. Inutile de les laisser attendre trop longtemps ». Les voilà qui rentrent dans le silence, les yeux grand ouverts face au dispositif assez impressionnant d’instruments, de câblage, bref dans cette belle salle de travail autour de la musique. « Il reste 4 places là ! », Sclavis participe aux petites opérations de placement des élèves tout autour de la mini-scène qui se délimite d’elle-même. « Chacun a le droit de s’asseoir. »

Après les explications d’usage sur la finalité des répétitions en cours, ainsi que quelques recommandations, il passe à la première composition, Shadows & Lines du pianiste Benjamin Moussay, un Strasbourgeois qui travaille avec lui de manière régulière depuis 5 ans. Il décompose les parties : une première rubato (littéralement “dérobé”) sans tempo, puis une ligne de basse en tempo et plusieurs thèmes qui sont développés tout au long du morceau. « Si une question vous brûle les lèvres, vous pouvez la poser… » Et de rajouter : « …mais seulement si elle est intéressante… » Devant cette petite pointe de cynisme, les gamins esquissent de timides sourires, mais ils ne savent pas vraiment s’ils ont le droit de rire. Ils n’en ont pas le temps, ceci dit ; ils viennent d’entrer de plain-pied dans l’univers de Louis Sclavis et de l’ensemble qu’il a réuni pour cette création à l'occasion de la 30e édition du festival : le Louis Sclavis Jazzdor Ensemble, composé de fidèles acolytes du clarinettiste, Pifarély depuis près de 40 ans, Moussay depuis quelques années donc, et d’une section rythmique avec laquelle il travaille pour la première fois, mais dont les deux musiciens Murcia et Lavergne se connaissent bien. 

Durant l’exécution du morceau, des sourires s’échangent entre les collégiens encouragés en cela par la très souriante Sarah Murcia, ils se penchent parfois vers les professeurs répartis dans toute la salle pour leur poser des questions discrètes ; certains d’entre eux semblent fascinés, d’autres plus déconcertés. Le propos musical est très contemporain, y compris pour des oreilles averties. Là, les leurs, généralement vierges dans le domaine du jazz, sont alertées par des sonorités nouvelles, pour ne pas dire inédites.

La première exécution s’achève par un sobre « Voilà l’histoire… », qui situe le niveau de narration contenue dans le morceau. S’en suit une courte discussion entre musiciens sur le niveau d’accompagnement du solo de Sclavis : « J’aimerais que ça soit assez droit, soft, presque neutre pour chercher la progression ». Le passage est repris. « Oui, c’est mieux », commente le clarinettiste qui, concentré sur son propos, ne s’occupe plus de sa jeune audience. « C’est de bon goût ! », s’amuse-t-il, avec toujours ce niveau d’ironie latente qui le caractérise.

« Le prochain morceau, annonce-t-il, ne porte pas de titre. Je vous propose d’en inventer un, je ramasse vos propositions tout à l’heure. » Malin, l’ami Sclavis, rien de tel pour capter l’attention de ses auditeurs. Il le sait à présent, ils vont tous s’attacher à la couleur du morceau, la construction de ses différentes parties, aux sonorités particulières des instruments ; avec pédagogie, il donne du sens à leur écoute. Les gamins, eux, se confortent entre eux, s'encouragent, certains manifestent des signes de lassitude, mais le furtif câlin de l'une de leurs professeures sur leur tête de gros bébés de quatorze ou quinze ans les amène à redoubler d'attention si bien qu’ils se mettent de suite à griffonner un titre pour le morceau sur une demi-page découpée avec soin. Sclavis, lui, se préoccupe des passages qu’il aime moins. Avec autorité, il signifie à ses musiciens que « c’était un peu zarbi, là. On part un peu trop ailleurs ! ». Feignant une pointe de colère, il rajoute « Il ne faut pas abuser de la liberté ! » un peu comme s’il rappelait une évidence à tout le monde, aussi bien aux musiciens qu’à ses auditeurs d’un jour. Comme pour détourner la conversation, en vieux connaisseur de son homme, Dominique Pifarély l’interroge sur des éléments contenus dans la partition. Tout le monde se remobilise pour une nouvelle exécution tout aussi rythmée, mais plus posée dans l’enchaînement des soli.

Après une bonne heure de répétition, l’attention se relâche un peu chez les mômes, ce qui semble normal pour le niveau de composition qui leur est proposé, mais Louis Sclavis semble imperturbable, il prolonge son mini-filage ; forcément, le lendemain c’est la première ! Profitant d’une courte pause, un professeur signale la possibilité de s’éclipser pour ses deux classes. Le clarinettiste acquiesce en souriant, et va à la rencontre des gamins non seulement pour ramasser les feuilles contenant les titres proposés – « Je ramasse les copies, je choisirai parmi vos propositions, qui sait ? Mais vous avez tous 20/20, hein ? » annonce-t-il en parfait Tonton Mayonnaise –, mais aussi pour échanger en direct avec ceux qui auraient des questions à lui poser. Rendez-vous est pris : le lendemain, 17h, pour la balance sur scène.

7.11.2015, 17h – Balance à la Cité de la Musique et de la Danse

Nous sommes un samedi, l’assistance est plus clairsemée que la veille. Des 70 élèves de 3e, une bonne vingtaine a cependant fait le déplacement, la plupart d'entre eux accompagnés par leurs parents. L’instant de la balance peut sembler frustrant pour le néophyte, mais tous semblent ravis à l’idée de vivre ce moment intimiste auquel personne n’assiste jamais.

C’est l’occasion pour les parents de découvrir quelques nouvelles compositions avant la première du soir. Et si l’attention se porte sur le son de la contrebasse de Sarah Murcia dont on a du mal à régler un léger effet de saturation, Louis Sclavis en profite pour échanger avec les enfants, leurs parents et les professeurs. « J’ai dans mon sac, les propositions de titres d’hier, je vais les chercher ! » Il lit ceux qui lui semblent mériter d’être retenus : Distorsion partielle – « C’est intéressant cela ! », commente-t-il –, Rain Forest, Espoirs ou tourments – un sujet d’étude en français, semble-t-il –, Voyage à la mer… « Mais il y en a un que je trouve encore plus intéressant parce qu’il pose d’emblée une couleur : Un chant d’Asie ». Et là, tous les mômes d’une seule voix : « Mais c’est Salim ! ». Inutile de chercher bien loin, Salim est là, il s’est levé pas peu fier de voir sa proposition susceptible d’être retenue. On se dit dès lors que ce bougre de Sclavis fait décidément bien les choses : en toute simplicité, il instaure un dialogue chaleureux…



7.11.2015, 20h30 – Concert du Louis Sclavis Jazzdor Ensemble

Louis Sclavis, on a beau suivre son parcours depuis près de 30 ans, il fait partie des seuls artistes qui, tout en nous étant très familiers, continuent de nous bouleverser. Là, le fait d’avoir suivi les répétitions, puis la balance dans l’après-midi, aurait dû nous préparer, et pourtant le niveau de sidération face à une telle musicalité, un tel équilibre entre ce qui constitue le cadre et de magnifiques envolées, reste entier. On le disait précédemment, il a su se montrer malin dans la mesure où il s’appuie sur des musiciens qu’il connait parfaitement pour en réunir d’autres et entrainer tout ce beau monde vers un ailleurs de manière mesurée. Quand quelqu’un l’a interrogé récemment sur les contours de sa musique, il répondait par une boutade : « Le paradoxe est le suivant : ma musique, je sais ce qu’elle est, et je ne sais pas ce qu’elle est ! Ce n’est ni de la pop, ni du jazz, ni de la musique ethnique. La musique que je joue est de la musique Louis Sclavis ». Certains pourraient voir là de la prétention de sa part, or il n’en est rien. Sur scène, ce qui nous éblouit tant c’est qu’il a raison : sa musique est la bien sienne, comme rarement c’est le cas, y compris chez les plus grands. Elle s’appuie sur des structures hautement élaborées et se développe par jaillissements successifs, de manière jouissive souvent, de manière plus mesurée parfois – souvenons-nous de l’épisode de la veille, « la liberté etc. » –, mais toujours elle nous entraine ; certains y verront des paysages mentaux, d’autres des motifs géométriques imbriqués, d'autres encore la naissance d'un folklore imaginaire, universel à bien des égards, mais qu’importe, cette musique interpelle au plus profond de l’âme. Et alors, qu’on se reproche intérieurement de ne pas l’avoir interrogé précédemment sur la dimension politique qu’il lui associe, lui l’homme de conviction, il nous donne la réponse par le titre de sa dernière composition : Un chant d’espoir. « Une chanson sans paroles, explique-t-il à un public comblé – dont Salim et ses amies collégiennes, ravis d'être là ! –, pour laquelle il invite ceux qui le voudront bien à écrire des mots ». On se dit dès lors que les choses s’éclairent, comme des traits de lumière, ceux de Dominique Pifarély, étincelant de sobriété : oui, avec Louis, ré-enchantons le monde, redonnons-lui du sens. Faisons nôtre cet espoir-là.

Par Emmanuel Abela
 

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