La transmission dans le
domaine du jazz semble chose essentielle, et Louis Sclavis, le célèbre
clarinettiste français en a bien conscience. Inutile de le lui rappeler quand
il accepte généreusement de participer à un échange avec deux classes de 3e
du Collège Galilée à Lingolsheim, dans une opération conjointe menée par le
centre socio-culturel L’Albatros qui se déroule en quatre temps : une
rencontre avec les élèves au Collège le 4 novembre en présence de leurs professeurs,
un instant de répétition en présence des élèves à la Cité de la Musique et de
la Danse le 6, la balance avant le concert et le concert lui-même le 7.
6.11.2015,
15h – Répétitions
à la Cité de la Musique et de la Danse
Préférant ne pas venir
troubler l’échange initial, nous avons rejoint les joyeusetés au moment des
répétitions, la veille du concert. À croiser les collégiens, en rang à
l’extérieur, avant de rejoindre la salle 20 où se déroulaient les répétitions,
on sentait de la fierté et surtout un brin d’excitation chez les gamins,
d’autant plus que la télévision se joignait au groupe pour un reportage. « Tu vas passer à la télé », dit un garçonnet à l’un de
ses camarades. Lequel esquive comme si cela n’avait pas trop d’importance,
alors qu’on le sent naturellement ravi d'une telle perspective.
À l’intérieur de la salle,
les musiciens sont en place, Louis Sclavis ajuste le micro pour sa clarinette
basse, Benjamin Moussay déambule avec des plateformes shoes dignes de Bryan Ferry et Roxy
Music en 1972, Sarah Murcia à la contrebasse, Christophe Lavergne à la batterie
et Dominique Pifarély au violon font comme si de rien n’était alors que tout
le monde s’affaire pour placer les 70 chaises prêtes à accueillir les élèves. « On va leur demander de rentrer aux
mômes, non ?, s’enquiert Sclavis. Inutile
de les laisser attendre trop longtemps ». Les voilà qui rentrent dans
le silence, les yeux grand ouverts face au dispositif assez impressionnant
d’instruments, de câblage, bref dans cette belle salle de travail autour de la
musique. « Il reste 4 places là ! »,
Sclavis participe aux petites opérations de placement des élèves tout
autour de la mini-scène qui se délimite d’elle-même. « Chacun a le droit de
s’asseoir. »
Après les explications d’usage
sur la finalité des répétitions en cours, ainsi que quelques recommandations, il passe à la première composition, Shadows
& Lines du pianiste Benjamin Moussay, un Strasbourgeois qui travaille
avec lui de manière régulière depuis 5 ans. Il décompose les parties : une
première rubato (littéralement “dérobé”)
sans tempo, puis une ligne de basse en tempo et plusieurs thèmes qui sont
développés tout au long du morceau. « Si
une question vous brûle les lèvres, vous pouvez la poser… » Et de rajouter :
« …mais seulement si elle est
intéressante… » Devant cette petite pointe de cynisme, les gamins
esquissent de timides sourires, mais ils ne savent pas vraiment s’ils ont le
droit de rire. Ils n’en ont pas le temps, ceci dit ; ils viennent d’entrer
de plain-pied dans l’univers de Louis Sclavis et de l’ensemble qu’il a réuni
pour cette création à l'occasion de la 30e édition du festival : le Louis Sclavis
Jazzdor Ensemble, composé de fidèles acolytes du clarinettiste, Pifarély depuis
près de 40 ans, Moussay depuis quelques années donc, et d’une section rythmique
avec laquelle il travaille pour la première fois, mais dont les deux musiciens
Murcia et Lavergne se connaissent bien.
Durant l’exécution du morceau, des
sourires s’échangent entre les collégiens encouragés en cela par la très souriante Sarah Murcia, ils se penchent parfois vers les
professeurs répartis dans toute la salle pour leur poser des questions
discrètes ; certains d’entre eux semblent fascinés, d’autres plus
déconcertés. Le propos musical est très contemporain, y compris pour des
oreilles averties. Là, les leurs, généralement vierges dans le domaine du jazz, sont alertées par
des sonorités nouvelles, pour ne pas dire inédites.
La première exécution
s’achève par un sobre « Voilà
l’histoire… », qui situe le niveau de narration contenue dans le
morceau. S’en suit une courte discussion entre musiciens sur le niveau d’accompagnement du solo
de Sclavis : « J’aimerais que
ça soit assez droit, soft, presque neutre pour chercher la progression ». Le
passage est repris. « Oui, c’est
mieux », commente le clarinettiste qui, concentré sur son propos, ne s’occupe plus de sa jeune
audience. « C’est
de bon goût ! », s’amuse-t-il, avec toujours ce niveau d’ironie
latente qui le caractérise.
« Le
prochain morceau, annonce-t-il,
ne porte pas de titre. Je vous propose
d’en inventer un, je ramasse vos propositions tout à l’heure. » Malin,
l’ami Sclavis, rien de tel pour capter l’attention de ses auditeurs. Il le sait
à présent, ils vont tous s’attacher à la couleur du morceau, la construction de ses différentes
parties, aux sonorités particulières des instruments ; avec pédagogie, il donne du sens à leur écoute. Les gamins, eux, se
confortent entre eux, s'encouragent, certains manifestent des signes de lassitude, mais le furtif
câlin de l'une de leurs professeures sur leur tête de gros bébés de quatorze ou quinze ans les amène à redoubler d'attention si bien qu’ils se mettent de suite à
griffonner un titre pour le morceau sur une demi-page découpée avec soin. Sclavis, lui, se préoccupe des passages qu’il aime moins. Avec autorité, il signifie
à ses musiciens que « c’était un peu
zarbi, là. On part un peu trop ailleurs ! ». Feignant une pointe de colère, il rajoute « Il ne
faut pas abuser de la liberté ! » un peu comme s’il rappelait une
évidence à tout le monde, aussi bien aux musiciens qu’à ses auditeurs d’un jour.
Comme pour détourner la conversation, en vieux connaisseur de son homme,
Dominique Pifarély l’interroge sur des éléments contenus dans la partition.
Tout le monde se remobilise pour une nouvelle exécution tout aussi rythmée,
mais plus posée dans l’enchaînement des soli.
Après une bonne heure de
répétition, l’attention se relâche un peu chez les mômes, ce qui semble normal
pour le niveau de composition qui leur est proposé, mais Louis
Sclavis semble imperturbable, il prolonge son mini-filage ; forcément, le
lendemain c’est la première ! Profitant d’une courte pause, un professeur
signale la possibilité de s’éclipser pour ses deux classes. Le clarinettiste
acquiesce en souriant, et va à la rencontre des gamins non seulement pour
ramasser les feuilles contenant les titres proposés – « Je ramasse les copies, je choisirai parmi vos propositions, qui
sait ? Mais vous avez tous 20/20, hein ? » annonce-t-il en parfait Tonton Mayonnaise –, mais
aussi pour échanger en direct avec ceux qui auraient des questions à lui poser.
Rendez-vous est pris : le lendemain, 17h, pour la balance sur scène.
7.11.2015,
17h – Balance
à la Cité de la Musique et de la Danse
Nous sommes un samedi,
l’assistance est plus clairsemée que la veille. Des 70 élèves de 3e,
une bonne vingtaine a cependant fait le déplacement, la plupart d'entre eux accompagnés par leurs
parents. L’instant de la balance
peut sembler frustrant pour le néophyte, mais tous semblent ravis à l’idée de
vivre ce moment intimiste auquel personne n’assiste jamais.
C’est l’occasion pour les parents de découvrir quelques nouvelles compositions avant la
première du soir. Et si l’attention se porte sur le son de la contrebasse de
Sarah Murcia dont on a du mal à régler un léger effet de saturation, Louis
Sclavis en profite pour échanger avec les enfants, leurs parents et les
professeurs. « J’ai dans mon sac,
les propositions de titres d’hier, je vais les chercher ! » Il
lit ceux qui lui semblent mériter d’être retenus : Distorsion partielle – « C’est intéressant cela ! »,
commente-t-il –, Rain Forest, Espoirs
ou tourments – un sujet d’étude en français, semble-t-il –, Voyage à la mer… « Mais il y en a un
que je trouve encore plus intéressant parce qu’il pose d’emblée une
couleur : Un chant d’Asie ». Et là, tous les mômes d’une seule
voix : « Mais c’est
Salim ! ». Inutile de chercher bien loin, Salim est là, il s’est
levé pas peu fier de voir sa proposition susceptible d’être retenue. On se dit
dès lors que ce bougre de Sclavis fait décidément bien les choses : en
toute simplicité, il instaure un dialogue chaleureux…
7.11.2015,
20h30 – Concert
du Louis Sclavis Jazzdor Ensemble
Louis Sclavis, on a beau
suivre son parcours depuis près de 30 ans, il fait partie des seuls artistes
qui, tout en nous étant très familiers, continuent de nous bouleverser. Là, le
fait d’avoir suivi les répétitions, puis la balance dans l’après-midi, aurait
dû nous préparer, et pourtant le niveau de sidération face à une telle
musicalité, un tel équilibre entre ce qui constitue le cadre et de magnifiques
envolées, reste entier. On le disait précédemment, il a su se montrer malin
dans la mesure où il s’appuie sur des musiciens qu’il connait parfaitement pour
en réunir d’autres et entrainer tout ce beau monde vers un ailleurs de manière
mesurée. Quand quelqu’un l’a interrogé récemment sur les contours de sa
musique, il répondait par une boutade : « Le paradoxe est le suivant : ma musique, je sais ce qu’elle
est, et je ne sais pas ce qu’elle est ! Ce n’est ni de la pop, ni du jazz,
ni de la musique ethnique. La musique que je joue est de la musique Louis
Sclavis ». Certains pourraient voir là de la prétention de sa part, or
il n’en est rien. Sur scène, ce qui nous éblouit tant c’est qu’il a
raison : sa musique est la bien sienne, comme rarement c’est le cas, y
compris chez les plus grands. Elle s’appuie sur des structures hautement
élaborées et se développe par jaillissements successifs, de manière jouissive
souvent, de manière plus mesurée parfois – souvenons-nous de l’épisode de
la veille, « la liberté etc. »
–, mais toujours elle nous entraine ; certains y verront des paysages
mentaux, d’autres des motifs géométriques imbriqués, d'autres encore la naissance d'un folklore imaginaire, universel à bien des égards, mais qu’importe, cette musique interpelle au plus profond de l’âme. Et alors, qu’on se reproche intérieurement
de ne pas l’avoir interrogé précédemment sur la dimension politique qu’il lui associe, lui
l’homme de conviction, il nous donne la réponse par le titre de sa dernière
composition : Un chant d’espoir.
« Une chanson sans paroles, explique-t-il à un public comblé – dont Salim et ses amies collégiennes, ravis d'être là ! –, pour laquelle il invite ceux qui le voudront bien à écrire des mots ».
On se dit dès lors que les choses s’éclairent, comme des traits de lumière, ceux de Dominique Pifarély, étincelant de sobriété : oui, avec
Louis, ré-enchantons le monde, redonnons-lui du sens. Faisons nôtre cet espoir-là.
Par Emmanuel Abela
Par Emmanuel Abela
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