lundi 9 novembre 2015

Archie Shepp, blues d'aujourd'hui et de demain


Plus que jamais, le message contenu dans le célèbre Attica Blues d'Archie Shepp paru en 1972 nous semble d’actualité. Cette figure de légende revient sur son parcours personnel, sa culture et le combat permanent qu’il mène pour une société nouvelle, plus juste et respectueuse des différences. 

Commençons par votre enfance. Vous avez étudié beaucoup d’instruments, puis l’art dramatique.
Ma famille était pauvre, mais j’ai pris des leçons de piano dispensées gratuitement au lycée. Mon père jouait du banjo, il m’avait montré quelques accords et j’étais fasciné. Quand nous vivions en Floride, à Fort Lauderdale, j’avais déjà acquis quelques notions. Puis nous avons déménagé à Philadelphie. J’ai commencé la clarinette à douze ans et le saxophone à quinze, après avoir écouté Lester Young, Ornette Coleman et John Coltrane. Je voulais devenir avocat mais à l’Université je me suis intéressé à d’autres arts et j’ai fini diplômé en Art Dramatique et Littérature.

Vous vouliez devenir avocat pour combattre les injustices ?
J’ai toujours été très conscient de la situation des Noirs américains dans mon pays et je voulais m’investir dans la lutte pour les droits et l’amélioration de la situation économique et sociale de mon peuple.

Parlons de votre rencontre avec John Coltrane...
Il était très gentil et gracieux avec moi. Je l’ai rencontré lorsqu’il jouait avec Thelonious Monk au Club The Five Spot à New York. Notre collaboration a été très importante pour moi. Beaucoup de mon temps était alors consacré à nourrir ma famille, tandis que lui consacrait tout le sien aux jeunes musiciens. Sans doute parce qu’il avait eu une jeunesse difficile dans le ghetto de Philadelphie, ce qui nous rapprochait. C’est là qu’il avait pris de mauvaises habitudes avec la drogue. Quand il a essayé d’en changer, il était déjà trop tard... Tout comme Charlie Parker.

Avec Coltrane, vous étiez aux premières loges du renouvellement du jazz. Puis précurseur du mouvement Afrocenter qui intégra les rythmes et la tradition musicale africaine dans le jazz. Est-ce révélateur d’une volonté chez vous d’enfreindre les règles ?
Non, pas forcément. J’ai exploré les pistes que Coltrane avait ouvertes. C’est lui l’inventeur de la world music. Il est parti à la rencontre de Ravi Shankar bien avant George Harrison et les Beatles. De mon côté, quand j’ai été invité en Algérie [pour le Pan-African Cultural Festival en 1969, nldr], j’ai cherché les Touaregs et enregistré avec eux. Partout où j’allais, en Inde ou en Amérique du Sud, je m'inscrivais dans la même démarche. J’ai joué avec beaucoup de types absolument remarquables, dont le percussionniste nigérian Olatunji.

Vous avez également joué avec Fela !
Oui, j’avais de la considération pour lui et sa famille. J’ai travaillé avec Femi Kuti, son fils. Leur combat pour le Nigéria reste d’actualité : ce pays nécessite un vrai changement.



Dans votre album Fire Music (1965), vous rendez hommage à Malcolm X. L’aviez-vous rencontré ?
Non, mais à un moment de ma jeunesse, j’ai envisagé de devenir musulman. Je suis allé l’écouter dans le Temple N°7, où il avait l’habitude de prêcher. Je voulais me joindre aux Black Muslims. Il y avait dans leur démarche un aspect politique plus que religieux : bien qu’il adoptât le nom de Malik Shebab en se convertissant à l’Islam, Malcolm X voulait neutraliser par ce X le nom chrétien attribué par le maître de ses ancêtres. C’était alors une pratique très répandue chez les Black Muslims pour exprimer le fait qu’ils ne voulaient plus faire partie de la religion dominante. C’était une rébellion contre l’Amérique capitaliste et raciste. En ce qui me concerne, j’étais déjà engagé dans une organisation politique bien avant les Black Panthers. En 1959, j’ai collaboré avec LeRoi Jones, un activiste et poète [également connu sous le nom d’Amiri Baraka, nldr]. Nous avions formé un groupe entièrement dédié à Harlem, travaillant pour un changement social au sein du Black Arts Movement. Le FBI s'est montré très suspicieux envers des groupes comme les nôtres.

Avec l'Attica Blues, avez vous rencontré des problèmes avec les autorités ?
Le FBI est passé chez moi quand j’étais en tournée en Europe. Ma femme leur a ouvert la porte et leur a demandé de partir immédiatement, et ce fut la fin de l’histoire. Mais bien sûr que nous jouions avec le feu. Nous étions déjà coupables depuis quelques années de soutenir Fidel Castro avec le Fair Play for Cuba Committee ou d'organiser des mouvements de refus de paiement des loyers afin de forcer les propriétaires des appartements insalubres d’Harlem à les rénover.

Quand vous êtes arrivé en France à la fin des années 50, vous êtes-vous senti à l’aise ?
Je préférais jouer aux États-Unis parce que c’est là que cette musique est née. La vision esthétique en Europe n’est pas celle de l’Amérique. Les gens sont habitués au grand art et à la grande musique sur lesquels ils expriment un point de vue intellectuel. Aux États-Unis, on entretient une relation viscérale à la musique. Mon expérience de compositeur et d’activiste est inhérente à cette perception. Enfin, pour les Américains, la musique est parfois considérée plus comme un divertissement, comme un bon moment à passer ensemble. Pensez à Duke Ellington…

Vous avez enseigné à l’Université pendant plus de 30 ans. Qu’avez-vous tenté d’inculquer à vos étudiants ?
J’ai voulu les rendre sensibles à d’autres cultures, à celles d’Amérique du Sud par exemple ou des Caraïbes, d’où vient le vaudou. Les contingents d’esclaves africains originaires de l’Afrique de l’Ouest amenés de force à Cuba ou Haïti étaient contraints de renoncer à leurs rites et à leurs dieux et déesses traditionnels. Les esclaves ont alors dissimulé leurs divinités sous les noms de saints chrétiens. Ce procédé culturel a permis aux esclaves de conserver certains des aspects de leurs croyances d’origines et les rythmes sacrés des rites religieux. J’évoquais à mes étudiants la religion africaine et sa tradition musicale pentatonique d’une gamme qui contient cinq notes, la, do, ré, mi, sol. Beaucoup de Negro Spirituals et de blues sont basés sur cette échelle. Et puis, je voulais les rendre conscients que sans la samba ou la rumba, le jazz n’existerait pas.

Que pensez-vous de la situation des droits civiques aujourd’hui aux USA
Bien que l’on puisse saluer le fait que pour la première fois dans l’histoire nous ayons un président noir, il me semble que le Président Obama n’a pas fait grand chose en ce sens. Il a travaillé de très près avec les banques. Il n’est pas de gauche, c’est un centriste comme Bill Clinton. Il n'est pas aussi progressiste qu’un homme comme Al Gore. De tout temps, les États-Unis ont pratiqué l’oppression contre les minorités. Celle qu’ils ont pratiquée contre les Noirs n’a malheureusement jamais été résolue. Ils veulent encore les maintenir dans un statut de seconde classe. On peut bien sûr constater une certaine évolution, mais il reste de nombreux racistes. Il n’y a qu’à voir Donald Trump... De manière générale, et cela à travers le monde, nous nous devons de créer une société qui permette aux gens de se rassembler autour d'aspirations communes. Tout est malheureusement fait pour l’argent et le jeu personnel. Le capitalisme vorace mène l’humanité sur le chemin de l’extinction.

Par Natacha Anderson
Photos : Sébastien Bozon

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